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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 08:40

l'homme noir d'étache ou le maitre du vent.

vraiment, je ne sais si je serai capable de raconter cette aventure qui m'arriva, en montagne, à la noel, il y a quelques années.

c'est qu'elle fut, cette aventure, si étrange, si invraisemblable, que, maintenant, mème avec le recul, je ne puis faire en mes souvenirs la part du réel et celle de l'imaginaire.

il faudrai d'abord que j'explique pourquoi je me trouvais en cette veillée de Noël, égaré en pleine tourmente dans l'obscurité d'un haut vallon perdu de savoie...

Eh bien! tout est venu d'un pèlerinage : au derniers mois de la guerre, mon bataillon de chasseurs alpins était en ligne dans le secteur de Bramans, en haute maurienne. courant la montagne en patrouilles, entre bons camarades, Nous nous heurtions parfois aux Gebirgs Jagers, adversaires de qualité et gardiens vigilants des crêtes de la région.Certains accrochages furent durs et tragiques ; de vrais combats ensanglantèrent cette terre faite pour la contemplation et la joie...

Tous ces souvenirs m'attachèrent profondément à cette région, et je me promis d'y revenir après les hostilités. mais les années s'écoulèrent sans que je ne puisse mettre ce projet à exécution.

Cependant, il y a une quinzaine d'années, profitant du congé de Noël, je m'évadai vers la Haute-Maurienne, en quête de mes souvenirs. un circuit solitaire, à skis, me permettrait de revoir fut-ce à la hate le terrain de nos jeux cruels.

Parti de Sollières bien avant l'aube, j'avais atteint l'alpage de bramanette aux premiers rayons du soleil. de là ayant gagné le vallon d'Etache, je voulus le remonter jusqu'à son origine et passer dans le compartiment d'Ambin qui lui fait suite. alors les ennuis commencèrent : rupture d'une de mes peaux de phoque, laborieusement et mal réparée une heure durant dans un vent glacial, puis le brouillard venu d'Italie submergea soudain mon vallon, si dense et si continu que je parvenais plus à m'orienter. je poursuivis, cependant, à tâtons vers un col que je voulais franchir ; mais au lieu de l'atteindre aisément, je me heurtai, à plusieurs reprises, dans la brume, à une paroie rocheuse trop abrupte et enneigée pour être escaladée dans des conditions aussi défavorables.

pestant contre l'adversité, je n'acharnais avec un sot orgueil, ce qui, par mauvais temps, est toujours une faute en montagne...

au brouillard succéda une tourmente sèche du plus mauvais aloi. après avoir attendu interminablement une éclaircie, je me décidai enfin à battre en retraite, transi et conscient que je ne savais plus du tout ou  j'étais. en principe, il suffisait de me laisser guider par la pente pour descendre le vallon d'Etache jusqu'au torrent d'ambin.voire!... suivre en pleine tempête le thalweg d'une vallée chaotique tient de la gageure. aveuglé, je butais à chaque instant dans des talus invisibles; croyant descendre, je remontais ; glissant sur une pente, apparemment favorable, je basculais dans des trous cachés... le tout aggravé d'incidents matériels : bris d'une fixation, perte de mes lunettes... autant dire que je n'avançais pas. et puis je me fatiguais énormément. j'étais, en vérité, ce jour là, sous une très mauvaise étoile!... au surplus, la nuit commençant à tomber, l'aventure menaçait de prendre mauvaise tournure. il me fallait parvenir au plus tôt au débouché du vallon d'Etache sur le Planay. je savais, en effet, trouver là des cabanes abandonnées qui m'offriraient un abri, bien que précaire, contre la tourmente.

Volonté tendue vers ce but, je fonçais, aveuglé, le souffle coupé, courbé en deux dans le vent. c'était un vrai martyre et je sentais mes forces s'user rapidement. de surcroît, je vins aboutir en haut d'une falaise infranchissable ; revenu sur mes pas, j'eus beau louvoyer, un sort acharné me ramenait toujours à cette damnée muraille. cherchant à m'en éloigner largement; j'achevai de me perdre. la nuit était alors tout à fait tombée...

A bout de nerf et de fatigue, je sombrais dans le désespoir : accablé, la tète posée sur mes poignées de bâtons, je m'avouai vaincu.. j'eus envie de m'écrouler pour attendre la mort...

 

pourquoi le sort voulut-il que la tempête marquât une accalmie et que même, à travers la brume, une étoile apparut, tremblotant, petit feu lointain qui ranima mon courage évanoui? titubant, hébété, quasi inconscient, je me remis en marche, franchement au hasard. la lutte recommença durement car une nouvelle vague de l'ouragan survint qui effaça tout, écrasa tout, de sa pesée irrésistible. encore des ravins franchis laborieusement, encore des remontées harassantes et toujours dans ce vent, ce vent maudit, qui m'empêchait même de respirer. je croisai quelque sapins rabougris et tout enrobé de neige. ils prouvaient bien, par leur présence, que je perdais de l'altitude ; mais ou étais-je ? au plus fort d'une rafale, ployé sur moi-même pour reprendre mon souffle, je m'efforçai de réveiller mon cerveau engourdi par le froid et de faire le point.

Il était clair que mon épuisement m'interdisait de lutter davantage. une seule chance me restait, et bien mince d'échapper au pire : trouver un trou quelconque, m'y réfugier et essayer de survivre jusqu'au jour. j'employai donc le peu de vitalité qui me restait à chercher ce havre de grâce. heureusement, le sort, jusque-là si contraire, me fit tomber tout de suite sur ce que j'étais résolu à poursuivre jusqu'à l'extrême limite de mes forces : une cavité déneigée au pied d'un énorme rocher.

Je m'y blottis d'aussitôt, comme une bête, avec la seule idée que j'allais enfin échapper à la morsure du vent. hélas je devais vite m'apercevoir que si ce gîte était débarrassés de la neige, ce devait être précisément à l'acharnement des tourbillons qu'il en était redevable! mais , puisque j'avais adopté cette solution, il fallait bien que je m'y tienne ; mon esprit était en effet beaucoup trop engourdi pour en imaginer une autre... je me terrai donc dans ce trou, appelant mes dernières brides de volonté pour rester éveillé car, dans mon état d'épuisement et par un tel froid, le sommeil eut sans doute été mortel. cependant, la torpeur me gagnait et je passais par des alternances de veille et de somnolence à laquelle je m'arrachais avec une peine croissante..

Il me fallut bientôt, pour ouvrir les yeux, autant d'efforts que si une main les avait tenus fermés. C'est alors qu'avec stupeur j'aperçus, à moins de cent mètres, une lumière fixe, à demi-voilée par le déferlement de la tempête.

N'étais-je pas victime d'une sorte de mirage? quoi! des hommes.. DES HOMMES si près!

cette seule idée me redonna des forces et, abandonnant tout mon matériel, je m'élançai comme un fou vers le feu que je ne cessais de regarder. au fur et à mesure que je m'approchais en vacillant, mon étonnement grandissait : la lumière provenait de la fenêtre 'un chalet, sans doute celui de fond d'étache, que je croyais pourtant en ruine! Enfonçant profondément dans la neige, je courus de toutes mes forces vers la vie retrouvée, offerte...

La cabane basse et défilée émergeait à peine de la neige. a travers la buée de la fenêtre éclairée, j'aperçus un homme assis devant un feu de bois, la tète au creux des paumes. je me ruai sur la porte salvatrice ; elle résistait, mais je l'ouvris d'un coup d'épaule. mon irruption soudaine ne parut cependant pas étonner le maître du logis. cheveux très longs, noirs comme du jais, barbe en collier, costume brun de velours râpé, il leva vers moi un regard sombre étrangement vide.<<soyez le bienvenu, fit-il simplement, venez vous réchauffer ; par un temps pareil, vous devez être transi.>> défaillant de bien être à la bonne chaleur de l'âtre, je remarquai alors que le langage, l'allure, la finesse des mains de cet homme inattendu n'étaient point ceux d'un  paysan. je le remerciai et, répondant à son invitation, je murmurai : << oui, j'ai bien cru y rester ; cette damnée saleté de vent..>>

Alors, il m'interrompit brutalement, tandis que son poing nerveux frappait la table et qu'au fond de ses orbites creuses brillaient de fugitives lueurs : <<taisez-vous! je ne veux pas que, devant moi, on injurie le vent ; c'est mon ami, mon seul Ami.>> J'étais bien trop fatigué pour réagir contre l'algarade de l'inconnu, qui reprit, tout courroux apaisé : << depuis de longs mois, il est mon unique compagnon ; mes journées passent à l'écouter, à l'interpréter, à essayer sur lui ma volonté.. on dit le vent comme on dit l'homme, mais on devrait dire les vents comme on dit les hommes innombrables et si divers les uns des autres. vous, qui l'avez souvent croisé, indifférent ou hostile, vous êtes-vous jamais demandé ce qu'il y a derrière sa présence bruyante et puissante bien qu'invisible ; avez-vous remarqué les sentiments humains exprimés par certains de ses souffles?>> 

En moi même, je pensais que, jusqu'alors, je n'avais vu en lui que malfaisance : le froid qu'il apporte, la neige dont il brûle les yeux, le brouillard qu'il pousse, les pierres qu'il jette depuis les arrêtes... bref, pour moi, seules avaient compté ses manifestations, mais non son existence elle-même.

un silence peuplé de sifflements aigus : les rochers d'alentour, comme autant d'outils tranchants, arrachaient à la tempête de longs copeaux qui semblaient se tordre en fouettant la neige folle.

<< Écoutez les jeux du vent, souffla l'inconnu. comme un gros chat, il s'amuse avec la cabane, rode autour d'elle, se frotte à ses parois de bois et tout à l'heure, il se couchera sur elle de tout son poids....>>

ce diable d'homme paraissait vraiment deviner tous les secrets de la tourmente : attentive à ne point le contredire, tout à tour elle caressait le chalet, le frappait, feignait de s'en éloigner, y revenait au galop et, soudain, se précipitait sur lui à la verticale... sous le choc, le vieux toit craquait, tremblait, menaçait de céder...

ce témoignage donné de sa divination ou de sa mystérieuse puissance, l'homme noir enchaîna sans transition d'une voix sourde :

oui, il est mon ami, et pourtant je devrais le haïr. il y a quelques années, ici même, un jour de tempête, il m'a ravi ma compagne, à laquelle je tenais plus qu'à tout au monde... Alors que nous venions tous deux d'Italie par le passage du diable, une tourmente d'hiver, comme aujourd'hui, nous a pris là-haut. Nous avons erré bien longtemps et, sous le Bec d'Etache, Laura a disparu soudain dans une rafale... Je ne l'ai plus jamais revue... plus jamais... malgré mes recherches, mes appels, impossible d'en retrouver même la trace. rien, plus rien... volatilisée... pour mon ciseau de sculpteur, elle était le plus parfait modèle que j'aie connu... que de fois n'ai-je reproduit dans la pierre ses formes admirables! oui, vraiment, elle était trop belle! le vent me l'a prise...>>

son ton avait baissé sur ces derniers mots et il penchait son visage douloureux vers le feu dont les flammes dansaient dans ses prunelle étranges. soudain, il continua dans un souffle :

 

<< Vous voyer, je devrais le haïr et pourtant, c"est tout l'inverse : il m'attire, me grise et me donne comme le vertige. je le recherche parce qu'il me semble qu'à travers lui, c'est mon amie qui me parle et m'appelle. le vent, c'est pour chacun de nous la voix des êtres chers qui ne sont plus. nous voudrions les revoir comme ils veulent sans doute, eux aussi, nous revoir ; une grande barrière  nous sépare, que le vent seul peut franchir.

<< A force de le poursuivre, de l'écouter ( car, jusqu'alors, comme tous les autre, je l'entendais sans jamais l'écouter) j'en suis arrivé à l'aimer pour lui-même. à vouloir fuir les bruits de la terre pour n'être plus qu'avec lui, à guetter à travers son écran la chère voix que, par bribes, il m'apporte... A force d'appeler laura, peut-être qu'un jour...un tourbillon me l'a arrachée, un autre tourbillon voudra-t-il me la rendre?

<< Maintenant, nul ne peut prétendre connaître mieux que moi les mille formes du vent. Vous qui l'avez injurié tout à l'heure, savez-vous seulement ce qu'il est, ce qu'il peut évoquer? >>

Sans me laisser répondre, il poursuivit : <<le vent,ce peut etre la plainte de l'enfant, ses cris de nourrisson. tenez, comme cela... Écouter...>>

dehors, la tourmente, se déchirant aux rochers, pleurait vraiment comme si un nouveau-né avait sangloté, appelé sans fin aux quatre coins de la cabane. << ou le souffle puissant de la terre..>>

les escadrons de choc de la tempête chargeaient maintenant à bride abattue,très haut sur les crêtes, avec un grondement sourd de train-fantôme.

<<ou bien encore le sifflement suraigu de la vapeur.>> tout contre le contre le chalet, l'air, s'engouffrant dans quelque anfractuosité, émettait un chuintement strident dont la modulation allait , montant palier par pallier, jusqu'à se perdre dans les ultra-sons ; elle en redescendait bientôt, calmée, pour mourir dans les notes graves...

<< parfois aussi_ mais c'est plus rare_ parfois il ris.>> devant la porte, les tourbillons déchaînés se précipitaient sur je ne sais quels obstacles, engendrant une cascade de sons argentins, pareille au rire hallucinant d'un dément.je sentais peu à peu un troublant malaise monter à mon cerveau endolori, tandis que l'inconnu continuait d'une voix sans timbre : << le seul vent digne d'intérêt, c'est celui des montagnes, il est divers, il est vivant, il est puissant... c'est le vent.

Celui des plaines, il est dégénéré ; il ne sait pas chanter , tout juste bon à faire murmurer les forets, un demi-muet! celui de la mer , je le reconnais, il est noble et magistral. Quant à celui des villes , mieux vaut n'en pas parler_ une caricature! non, vraiment, le seul qui soit digne de ce nom, c'est le vent des montagnes.>> Pendant ce monologue, celui dont on célébrait les louanges piquait dans l'air, en sourdine, un sifflement de sirène, insupportable pour les nerf. j'étais bien conscient de me trouver enfermé avec une sorte de fou dans cette cabane perdue, mais la chaleur de son foyer m'était bien trop précieuse pour que j'envisage de m'en évader. Et déjà, l'étrange personnage poursuivait : <<il arrive encore qu'il soit semblable à l'appel d'oiseaux en détresse, entraînés par la tourmente.>> Comme à son commandement, des piaillements d'agonie s'élevèrent à l'extérieur, tombant des crête, passant sur le chalet et se perdant au loin dans le vallon... En les entendant, le trouble qui s'était emparé de moi depuis un moment déjà se mis à croître, à enfler , à gonfler jusqu'à devenir une peur irraisonnée sur laquelle ma volonté perdait peu à peu son contrôle. << parfois, le vent sait être la plus douce des musiques...>> il se tut, tandis qu'au-dehors, dans le silence enfin retombé, s'élevait un chant pur, frele, doux et modulé comme celui d'une petite flûte...<< mais,hélas! presque toujours, il pleure. Ah! pourquoi faut-il que si souvent, si souvent, il ne soit que désespoir!>>

Du fond de la foret, une plainte montait, sourde et étouffée, qui grandissait, qui s'approchait, coupée de grands hoquets, véritables sanglots humains ; on aurait dit d'un être douloureux tournant sans fin en gémissant autour de la cabane. c'était à croire que tous les démons de la Maurienne s'étaient donné rendez vous en étache pour y venir hurler à la mort! en même temps la porte était secouée désespérément... j'éprouvais une angoisse croissante à écouter cette plainte affreuse, qui n'en finissait pas. lorsqu'enfin, elle s'éteignit dans un murmure, ce fut pour renaître l'instant d'après plus sinistre, plus insupportable encore. il semblait qu'elle répétait alors sans se lasser trois syllabes, toujours les mêmes, quelque chose comme : << Gio-van-ni... Gio-van-ni... Gio-van-ni... >>

En les entendant, l'homme noir se leva d'un bond, lançant à pleine voix un cri inhumain en réponse à l'appel du vent : << Laura....  Laura... >>  je sentis la terreur me prendre à la gorge, tandis que mon indésirable compagnon saisissait mon poignet d'une main d'acier et que, son visage aux yeux fulgurants tout contre le mien, il me hurlait à perdre haleine : << Elle m'a appelé! N'avez-vous pas entendu? Elle m'a appelé, Venez! cette fois, puisque nous sommes deux, elle ne pourra plus m'échapper. Venez ! >> sa poigne était irrésistible, ma volonté défaillante,il m'entraîna à sa suite, que je le voulusse ou non. avant même de pouvoir songer à me dégager, je me retrouvais dehors, ou l'homme m'avait attiré d'un seul geste. << la ! la ! faisait-il, comme un fou, en désignant devant lui des spectres de neige tourbillonnant dans les ténèbres, vers lesquels il me tirait, suffocant. Et ce fut autour de nous comme un choeur hallucinant de chants, de cris, de sifflements et de plaintes... parfois, dans le calme un instant revenu, s'élevait un solo, très près ou très loin ou les deux à la fois semblait-il...

<< Laura! Laura!...>> criait-il toujours à se briser les cordes vocales. << Gio-va-ni... Gio-va-ni...>> paraissait répondre la tourmente... et notre course insensée continuait... j'étais bien conscient de notre folie, mais, comme dopé, je ne faisais rien pour m'en affranchir, tant je me trouvais envoûté par cette aventure ensorcelante.

Une heure durant, peut-être plus, nous courûmes comme des déments à la poursuite de notre chimère. il y avait beau temps que le chalet, sa lumière et sa chaleur avaient disparu, avalés par la tempête.

<< là! la!>> hurlait toujours l'homme noir, plus acharné que jamais à sa recherche, et il s'élançait à nouveau en me traînant. j'étais à bout de souffle, à bout de force et peinais de plus en plus pour suivre le possédé. alors son étreinte se relâcha et je me libérai pour reprendre haleine un instant ; mais un tourbillon nous sépara et je me retrouvai seul...

<< Gio-va-ni...Gio-va-ni... Gio-va-ni...>> c'est moi, maintenant, qui appelais à peine voix le disparu ; mais seule, la plainte lugubre du vent me répondait... j'avais donc perdu à la fois la protection de la cabane et la compagnie_ certes équivoque, mais quand même réconfortante_ d'un homme. j'étais seul, plus égaré que jamais ; de désespoir, je m'abattis dans la neige...

Pourquoi je revins à la vie, comment je réussis à trouver le planey, puis Bramans, je ne saurais le dire. je conserve seulement le souvenir très vague d'avoir repris mes sens alors qu'il faisait jour et qu,à la tourmente nocturne avait succédé un épais brouillard.

Me trainant, jambes pesantes et pieds sans vie, j'avais erré longtemps au hasard. sans fin, des sapins enneigés avaient défilé, dansé, tournoyé autour de moi ; mais il faut croire qu'un mystérieux fil d'ariane me tira dans la bonne direction. dans la soirée, incapable de faire dix pas de plus, je m'écroulai devant la porte de la première maison du village.

Il ne fallut guère de temps aux braves gens qui me recueillirent pour m'étendre dans un lit bassiné et frictionner avec vigueur mes pieds et mes mains afin d'y rappeler la vie. encore sous le coup de mon aventure et de mes émotions, je racontai, bribes par bribes, à mon hote, ma bataille nocturne avec la tourmente. mais par une sorte de pudeur, je n'osai pas lui parler de l'homme noir, dont l'existence se confondait déjà dans mon esprit avec celle d'un personnage de cauchemar.

le paysan m'écoutait distraitement, tout en me prodiguant ses soins. un silence passa, pendant lequel on n'entendait plus que le frictionnement du masseur sur mes membres mort. puis, ayant laborieusement rassemblé d'anciens souvenirs, le vieux Mauriennais enchaîna : << des accidents comme le votre, il y en a eu pas mal dans notre vallon du planey, à cause des passages avec l'Italie, vous comprenez...

tenez, justement, je me souviens d'un cas, avant la guerre, quelque chose comme à noel 1938, il y a aujourd'hui vingt ans. il nous est arrivé à bramans, une nuit de tempête, un homme à moitié fou de fatigue et de chagrin : venant d'italie par l'étache, il avait perdu dans la tourmente sa femme ou son amie_ je ne sais plus au juste_ qui l'accompagnait.il voulait absolument aller la chercher tout de suite avec une caravane de secours; mais en pleine nuit, et avec un tel mauvais temps, ç'aurait été de la folie.quoi qu'on ait pu lui dire, il est reparti seul, en nous injuriant...

le lendemain, des jeunes skieurs du pays allèrent à leur recherche à tous deux. lui, ils l'ont découvert dans le fond de l'étache, non loin des chalets en ruine. il était mort, gelé, au pied d'un gros rocher ou il avait cherché à se terrer. il s'était usé le bout des doigts jusqu'à l'os, tant il avait gratté le sol glacé pour chercher à s'abriter du vent. on l'a enterré au cimetière du village. il n'avait sur lui aucun papier, seulement son prénom sur un mouchoir. personne n'a jamais su qui c'était. sans doute un artiste italien d'après son allure, et aussi, on a pensé, un réfugié politique... la femme, elle, on ne l'a jamais retrouvée...>>

tandis qu'il parlait, les détails de mon hallucinante rencontre de la nuit se précisaient à nouveau dans mon cerveau fatigué. la similitude entre les deux drames était si frappante que j'en fus épouvanté...

m'efforçant de dominer mon trouble, je questionnai fébrilement le vieillard : << mais alors, qu'avez-vous donc écrit sur la croix de sa tombe?>>

<< Dame! la seule chose qu'on savait de lui, son prénom : GIOVANNI !! >>.

 

(nouvelle écrite par Jacques boël, auteur du livre," éclaireurs skieurs au combat") 



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